Jeu de reflets infini sur les quatre côtés de la cour
De jour, les branches des arbres
baguenaudent, dessinant la girafe et découpant des ombres mouvantes de papier
ciselé et oiselé, dans lesquelles s’imaginent des formes insoupçonnées. Les
deux arbres se ressemblent étrangement : la stature, la forme des
feuilles, leur disposition sur chaque branche, les troncs fins et torses, les
branches également réparties, les fruits mûrs à l’automne qui jonchent le sol
et les rainures du toit de tuiles en forme de vagues.
Les dattes mâchées par les
tourterelles tombent en purée sur les pavés de la cour déjà moussus et boueux
les rendant inutilement glissants par temps de pluie, laissent des auréoles
pourpres sur la table qui s’accordent presque parfaitement à la nuance de rouge
violet des cadres de fenêtres et de portes (alliance subtile avec le camaïeu de
gris des façades, gris profond de l’aile sud et pierres plus ou moins noircies
sur les trois autres côtés) ; la couleur presque pourrissante des dattes
tombées rejoint imperceptiblement la teinte brunie des cadres intérieurs et de
la porte d’entrée à deux battants. Par contraste, le vert menthe vieilli
(frigo, machine à laver, cendrier, reflets des bouteilles de bière vides), tout
aussi typique des vieilles cuisines et salles de bain campagnardes suisses, y
perd sa modernité réassumée en intérieurs karimesques. Les murs blancs,
souffrant de quelques traces d’humidité sous les fenêtres, sont badigeonnés
jusqu’à mi-hauteur d’un gris HLM écaillé. Les grenades orange aux fruits roses
s’éclaboussent en étoiles sur le sol ou se coincent dans le creux d’une des
vagues du toit. L’association de ces deux arbres dans une même cour est,
paraît-il, aussi propitiatoire que celle des quatre caractères inscrits sur le
panneau qui accueille les visiteurs et repousse les mauvais esprits à
l’entrée : 吉祥如意 (fortune et bonheur).
Les croisées aux dessins
géométriques, divisées en trois sur la largeur, en deux sur la hauteur,
laissent passer la lumière automnale selon des horaires décalés (très tôt le
matin à 5 heures, très tôt le soir à 18 heures), lumière chaude mais parfois
parcimonieuse, filtrée encore par les moustiquaires vertes en haut, par des
tissus clairs à motifs de fleurs ou de perroquets en bas et, pour les portes,
vitrées elles aussi, donnant accès à des zones d’intimité (nos chambres, la salle
de bain, les toilettes), par des papiers autocollants translucides, de
mosaïques en vert, bleu et violet, qui créent de véritables kaléidoscopes dont
les changements ne proviennent plus d’un mouvement giratoire au bout d’un
cylindre, mais de l’ouverture et de la fermeture des battants. Les lucarnes,
sur la paroi opposée aux fenêtres, donnent sur la rue au nord et nous bercent
de sons mélangés d’insultes, des mélopées des tricycles offrant le recyclage de
tous les déchets (mais parmi lesquelles nous n’avons toujours pas réussi à
distinguer celle des charrettes bleues de la levée des poubelles),
d’interpellations de seuil à seuil, de grondements de creusements (toute la rue
est ouverte et refermée d’un jour à l’autre pour d’obscurs travaux de connexion
et de branchements s’apparentant à une guerre de tranchées entre ouvriers et
passants… je me faisais l’effet d’un sherpa quand, traînant valise et portant
sac sur le dos, j’ai dû franchir les passerelles de planches branlantes pour
arriver jusqu’à ma porte).
Les stries jaunes du contreplaqué de
la table ronde jurent avec ses pieds chromés et avec les coussins en skaï
bordeaux passé des chaises pliables. Le bambou ajouré de la chaise longue
repose sa silhouette allongée entre nuages gris et rayon de soleil assombri
d’envols de tourterelles, de balancements de feuillage, de bruissements de
bambou, de pages trop vite tournées (romans en français) ou trop longtemps
immobiles (romans chinois et cours de langue), de fumée de cafetière, tasses de
thé et cigarettes, d’habits voguant sur la corde d’étendage.
La nuit, les jeux de lumières et
reflets créent dans la cour du siheyuan un labyrinthe de foire aux miroirs
déformants, une boîte noire de tirages sépia argentiques, surannés et
recolorisés, un théâtre d’ombres chinoises. Les pavés de la cour, divisée d’une
onde irrégulière créée par la lumière crue(lle) d’un lampadaire, réfractent des
noirs et des blancs ressemblant à une partie de go inachevée, échos carrés des
ombres et clartés onduleuses qui font briller d’un son de gong les tuiles du
toit ouest ou nichent dans leurs creux et irrégularités le son mat et obscur
d’un poisson de bois.
Par temps clair, le cône du
réverbère attire, comme de minuscules moustiques vrombissants, les particules
de poussière polluées et lourdes comme du plomb, pour que s’y forme une brume d’histoires de fantômes et de
n’y revenons(-nants) pas. La lanterne rouge grillagée de l’aile est diffuse sa
calme lueur, ambiance « levez les lanternes rouges » d’Adieu ma concubine, ondule le sol de
serpentines allusions, surquadrille les croisées et brouille la vue, tandis que
l’éclairage de projecteurs de scène ou de cinéma des ampoules nues du nord
inonde le moindre recoin et détail d’un éclat à peine atténué par le feuillage
du grenadier et que la lanterne ouest, encadrée de verre poli, perce tout juste
l’ombre pour envelopper de sa lueur assourdie les selles, chromes tordus et sonnettes
rondes de nos vélos transis (-toires, -tors, -tordus).
Par temps de pluie, mon ombre avec
chapeau pointu des rizières, les flaques, des étincelles de gouttes comme un
son et lumières, le crépitement des rayons de pluie, créent une atmosphère sans
gueule, décalée et irréelle, qui fait frissonner des pieds mouillés aux cheveux
humides, augure de traversées obligées somnambuliques, hypnotiques,
rocambolesques et périlleuses, nimbe d’imaginaire une cour et un agencement si
carrés, qu’il semble extraordinaire qu’ils en viennent à évoquer et provoquer
autant d’arabesques acrobatiques.
Ne manquez pas les photos de notre coin de paradis.