Départs
Je rame,
Je rame,
Je marche,
alanguie, sur la crête (croûte) des choses (bruits, images, rencontres et
envies) qui écument et s’effacent à la surface, éparses. J’essaie de
rassembler, embrasser, enlacer ces écheveaux de vie qui s’échappent et tissent
malgré tout des paillassons de hasards incongrus. Je m’épuise, m’éteins,
m’exténue à laisser glisser la trame ténue qui relie ma mémoire à mes souvenirs
et mes prédictions à un devenir de répétitions et leurs variations inévitables,
accordées secrètement à la ligne de bas(s)e de mes improvisations et
fioritures. Hasard, nécessité, 缘分 (yuanfen, affinités électives,
destin…), Vie et destin (Vassili
Grossman), entrelacés entre les doigts d’une Parque parcimonieuse, parvis,
pavillons, peligros, prévisions précaires et précarité probable.
L’ombre de mon vélo,
Le chuintement sableux d’un balai de
fagots de blé sur des pavés descellés,
Les reflets aux quatre coins de la
cour,
Le jus poisseux coulant des grenades
vertes et l’odeur enivrante des minuscules étoiles du dattier,
Les doutes, cauchemars, rêves
idylliques et étirements de la cour meublée d’ombres de vents, canicules,
clairs de lune et enneigements,
Le lent ronronnement du frigo et les
gargouillis de bulles de la fontaine,
Les crêpes de 烤鸭(canard laqué),
Les 相声(xiangsheng)
et 快板(kuaiban),
Le couple en pyjama grignotant
accroupi des 瓜子(graines de
tournesol),
Les réunions sur bas tabourets,
Les éventails et ventres à l’air,
Les slogans omniprésents d’une
société harmonieuse (和谐社会) et d’une ville
de culture (文化城市),
Les oiseaux en cage, les crevettes
mercurées en aquariums, les fleurs au compte-goutte,
Les miliciens anorexiques dont
l’uniforme kaki ne semble tenir que par la large ceinture de cuir qui fait
presque deux fois le tour de leur taille
Les brassards rouges trop lâches des
volontaires de quartier,
Les poussières et déblaiements,
Les saveurs et pudeurs,
Le bruissement des blattes rampant
dans le bambou et les plis des rêves transpirants,
Les écailles du temps,
Les serviettes minuscules, miteuse,
humides,
Les cartons aux enjoliveurs et les
pommes de rétroviseur,
Les étourneaux siffleurs et les
étourdis péteurs,
L’accumulation comme principe
d’efficacité,
La vie au rythme du soleil et des
ombres, à la coloration du ciel et de ses intempéries,
Les engueulades de rue qui attirent
aussitôt des foules de curieux sinon rassemblés en cercle serré autour d’un
plateau d’échecs ou de 围棋(go),
Les confidences nocturnes chuchotées
sous ma fenêtre,
Les dérives de rêves étranges,
Le chant de l’oiseau moqueur…
La liste
s’allonge à mesure que le départ approche. Quand tout vous manque déjà jusqu’à
la déchirure. Préambules d’amertumes dissous dans une eau d’espoirs fumeux,
bouillonnement d’idées crevant à la surface.
Les
déambulations, flâneries et parcours obligés des mêmes rues et 胡同(hutong)
révèlent sur fond gris la saillie de nouveaux détails : destructions et
reconstructions, nouvelles échoppes, nouveaux produits proposés au fil des
saisons, rythme qui nous a emmenées du 吃饭了没有?(déjà mangé ?) au 多穿点儿衣服(habillez-vous chaudement), du 出去了?(vous sortez ?) au 晒,带日伞 (le soleil tape, prenez une
ombrelle). Les pulls se sont progressivement rajoutés, puis est apparue la
doudoune sac de couchage, jusqu’au retour des pyjamas, shorts et minijupes.
L’habitude
endormante quitte ses couches paralysantes sous l’impulsion du prochain départ
et l’incertitude du retour. Je réalise que je ne me souviens plus quand j’ai vu
pour la première fois l’éboueur sur son tricycle bleu, quand j’ai reconnu son
visage dans la masse, quand nous nous sommes souris puis salués pour la
première fois et, aussi, que je ne lui dirai pas au revoir. Je me plains de
faire le compte des dernières fois et me hâte d’en inaugurer de premières. Les
départs d’autres avant moi s’amoncellent et semblent malignement précipiter le
mien et mes anciens départs retentissent, ceux sans regrets, les impatients,
les douloureux, ceux du voyage qui promettent un retour, ceux que l’on croyait
définitifs, ceux où quelque chose vous reste et ceux où l’on abandonne tout
derrière soi, ceux de la colère et ceux de la promesse…
Je rame en
vain à contre-courant du temps qui m’emporte.