Delta du Mékong
Le long des rives du Mékong au
matin, à l’heure où l’eau boueuse et presque stagnante dégage encore une brume
légère, le bateau s’engage dans les canaux de l’île An Binh. Le jeune pilote
est accompagné de sa petite amie, silencieuse au fond de l’embarcation, à
laquelle il conte fleurette lors des escales inintéressantes qui ponctuent la
promenade (pépinière d’arbres fruitiers, rice popcorn explosant au contact du
sable noir chauffé puis tamisé, boutique de souvenirs où l’on chante Frère Jacques
en vietnamien aux touristes français). Le jeune home conduit le pied
nonchalamment posé sur le volant, les bras croisés et ses oreilles décollées
dépassant de la casquette. Le bateau à fond plat, surmonté d’un auvent d’osier
qui dessine un arc convexe de la proue à la proue, passe devant les maisons
basses du delta, toit de feuilles de palmier tressées et murs de tôle ondulée
(ou l’inverse), maisons vertes ou roses avec terrasses à colonnades, cabanes de
bois sur pilotis flanquées d’une petite cabine-toilettes ou simple pièce de
briques brutes. La grande pièce du devant, toutes persiennes ouvertes, donnant
sur le fleuve, on peut voir de loin luire au fond l’autel fleuri et la télévision
déjà allumée. Enfants et vieillards, hommes et femmes, peuple de l’eau accroupi
sur la plate-forme au-dessus du fleuve, un fleuve qui se fait cuisine pour
laver la vaisselle et rincer les légumes, buanderie pour frotter le linge sur
une planche, salle de bains pour les ablutions et se laver les dents ou
baignoire pour s’y plonger en slip jusqu’à la taille et se gratter
énergiquement sous les aisselles, piscine pour une petite fille en pyjama rose
fuchsia qui fait des bombes depuis le ponton, affluvit en se bouchant le nez et
remonte en nous faisant de grands signes ; mais aussi fleuve qui se fait
fontaine pour y puiser des seaux et des arrosoirs pour abreuver les
bougainvillées roses, fleuve-poubelle pour les épluchures de fruits, les sacs
plastique, les barquettes de sagex, vivier pour les poissons-anguilles, terrain
de jeu pour les grenouilles, enclos pour l’élevage des canards blancs, égout
des eaux savonneuses et usées.
D’un des bateaux-maison à proue
bleue et yeux rouges, blancs et noirs de part et d’autre, au bout de laquelle brûle
l’encens devant l’autel encadré de fleurs fraîches orangées, un jeune homme enveloppé
de ses couvertures surgit en se frottant les yeux. Au large de l’île, les
couples de pêcheurs relèvent les nasses qu’ils ont traînées dans leur sillage
en remontant le fleuve à contre-courant. Au marché flottant de Cai Be, fermé
pour cause de festivités du Têt, les famille habitent plusieurs bateaux amarrés
côte à côte et sur les ponts de poupe derrière les cabines de pilotage, les
cordes à linge laissent onduler des banderoles de drapeaux dépareillés de chaussettes,
pantalons et chemise colorés et délavés. La rue principale, où circulent des
barges plates que godillent des rameuses debout, est un bassin sur lequel
donnent les boutiques, les cafés aux chaises lilliputiennes, la station
d’essence et l’église qui trône au bout de cette longue rue aquatique.
La vie nonchalante de l’après-midi
à l’heure de la sieste se déroule aussi lentement que s’écoulent les eaux figées
charriant leurs grappes de jacinthes d’eau, bouquets mouvants de tiges souples
et de racines sans ancrage parsemés de fleurs blanches qui enlacent les arbres immergés
jusqu’à la taille, bouchent certains canaux secondaires et colonisent à la dérive
loin au large du golfe du Siam. Dans les barques-pirogues, un pêcheur semble échoué
dans une prairie, une femme édentée trie les escargots d’eau par taille et espèce,
une famille s’affuble de casques de moto en lieu et place du traditionnel
chapeau conique attaché sous le menton par un foulard aux couleurs vives. Sur
les terrasses ombragées, des pieds nus ou des yeux curieux éveillés par le
bruit du moteur dépassent des hamacs, des enfants s’élancent pour nous suivre
en courant de bananier à cocotier sur le sentier qui borde la berge, creusé par
les allers-retours des motos pétaradantes, des femmes parlent et rient en berçant des
nourrissons, des bambins rafraîchissent leurs fesses nues sur le carrelage à
motifs verts et blancs.
Sur les arches graciles
enjambant les canaux, motos et vélos se croisent à coups de klaxon et sonnette.
Sur les vélos, les jeunes filles qui rentrent de l’école en uniformes qui n’en
sont pas et ont la grâce de l’habit traditionnel féminin : tissu blanc
vaporeux, longue robe près du corps, à manches longues haut col, fendues
jusqu'à la taille et portée sur des pantalons légers et flottants. Sur les
motos, leurs aînées chevauchent, harnachées des pieds à la tête par peur
d’obscurcir leur teint : casque de moto rose à Snoopy, visière et mentonnière,
lunettes de soleil, masque chirurgical en coton fleuri, gants longs de nylon
blanc ou de laine fluorescente, veste de survêtement à capuchon, jeans serrés à
paillettes, chaussettes rayées à gros orteil séparé dans les tongs à talons.