Canton la marseillaise

Canton, le dimanche 10 décembre
Débarquement enfin en territoire inconnu, dans celle que les francophones surnomment affectueusement la Marseille chinoise. Teintée d'une ambiance nocturne de complot révolutionnaire grâce à la lecture des Conquérants de Malraux, Canton révèle ses dessous louches dans une ambiance portuaire de mélange de races et de prédominance masculine (les femmes sont invisibles, restées au pays, voilées ou cachées dans une chambre d'hôtel): vendeurs africains de hash et d'herbe au coin des rues, sous les voies aériennes grande vitesse; change de black dollars destinés à l'aide humanitaire dans les arrière-boutiques de magasins de sous-vêtements, Saoudiens qui tiennent d'interminables pourparlers autour des chichas qui accompagnent leur café turc; appartements convertis en boutiques de contrefaçons à la manière hong-kongaise (mais ici la mafia pakistanaise a été évincée par les Syriens, Egyptiens, Lybiens); messes basses burkinabées et sénégalaises qui mesurent la distance de l'enfer au paradis en mètres de câbles électriques ou en nombre de catelles (car Canton est la Mecque des matériaux de construction qui ne résisteront à aucune calamité, typhon, tremblement de terre, tsunami ou rébellion). Ici, on ne parle que d'argent pour tenter d'échapper à la pauvreté, mais qui sait lequel de ces margoulins y gagne, car le roulement semble assuré du trottoir au café, du café à la boutique, de la boutique à l'export-import et de l'import-export au retour triomphal... jusqu'au prochain trottoir.
Les héros de Malraux - Français, Russes, Chinois, Japonais, Anglais, Allemands et Chaux-de-Fonniers désabusés- pèsent comme la défaite sur les épaules courbées de lassitude de ces grands hommes au regard vide et dur; perdus les idéaux frelatés de la grande fraternité, impossible la foi en la révolution, interdit l'espoir, tous les martyrs et les suicidés de Malraux suivent comme des ombres les arpenteurs de la condition humaine, nouveaux conquérants du néant rebaptisé néon.