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Beijing hutong de shenghuo
2 mars 2003

Encore un retour

Tianjin, le 2 mars

Malgré mes promesses de silence, j'ai pris l'habitude de ces chroniques douces-amères et vous inflige encore ces observations de Tianjin que m'autorise mon regard dépoussiéré par l'absence.
Vous visiterez mon univers carcéral, ma cité de mineurs, dont les allées plantées d'arbres dénudés n'émettent que de sourdes sources de vie ralentie, entre des bâtiments de brique de cinq étages, tous si incroyablement semblables que je m'y perds encore souvent, ne réalisant mon erreur que lorsque j'arrive au 5e devant une porte qui n'est pas la mienne.
Les éclats de vie sont épars, car on est loin des larges avenues et de leur chaos de vélos, voitures, klaxons, piétons, de leurs enseignes comme autant de cris, de leurs sonos poussées à fond qui se mêlent en un amalgame indéchiffrable, des tourniquets tourbillons carrousels en spirales verticales vertigineuses des salons de coiffure, des odeurs et vapeurs qui filtrent des stands, bouibouis, cantines et restaurants, des foules, des foules noir cafard qui grouillent et se pressent et vous poussent et vous ignorent, poursuivant obstinément leurs trajets quotidiens.
On est loin, ensevelis dans un temps parallèle et décalé, dans un temps d'un autre temps, lent, sans horaire que celui du soleil, du marché et des repas, sans dates que le rythme de la lune, des naissances et des morts.
De mon lit le matin, j'entends les cris chantés, l'écho répété, la litanie proustienne de la nécessité, qu'émettent les gorges profondes des ramasseurs de bouteilles, de papier, de PET, des ferrailleurs, des rémouleurs, des réparateurs. Impossible de distinguer lequel passe sans se pencher à la fenêtre pour tenter de deviner le contenu de son tricyclopousse.
L'après-midi, le pas lent de vieilles femmes courbées dont j'imagine la monotonie du parcours et d'un quotidien désormais fixé pour attendre la fin, les réunions des hommes autour des tables de xiangqi (échecs), les farandoles des draps, placés, réajustés, enlevés, remis aux caprices du temps, qui se balancent sur des cordes tendues entre des arbres rachitiques, des vélos qui zigzaguent sans hâte pour ramener dans leurs paniers les légumes du repas.
Le soir, le martèlement rapide et expert des hachoirs sur les planches de bois, ciboules, poivrons, viandes et concombres dépecés en un clin d'oeil, puis les fumées, et la vapeur, qui couvre les vitres des balcons transformés en véranda pour accueillir les fourneaux.
Après le repas, un grand-père qui enseigne les rudiments du maniement du sabre ou les gestes suspendus du taiqi à son petit-fils, incommodé dans son impatience par la lenteur et les reprises infinies, par l'équilibre vacillant et les mains tremblantes de son instructeur, par son intolérance et sa sévérité aussi. Des poignées de couples qui dansent au bord de l'eau des valses démodées et rêveuses crachées par des magnétophones qui déraillent, des femmes au foyer en préretraite qui s'alignent, semblent vouloir s'envoler en levant doucement leurs bras et rêver de courses contre la montre en levant péniblement leurs jambes engourdies.
La nuit, le temps des morts, dont les bûchers d'offrandes en papier s'enflamment pour ne laisser qu'un amas de cendres légères comme le vent qui les emporte, après avoir éclairé les visages fermés qui regardent plus loin que les flammes, les présences étranges et inévitables de deux ou trois parents emmitouflés, les silhouettes transies de ceux qui se souviennent d'une soif et d'une faim inassouvies.
Et puis... le sifflement de la bouilloire, le ronronnement du frigo, le tic-tac du réveil, le café qui monte, le cendrier plein, les bouteilles vides et l'effeuillement patient des pages du dictionnaire, de plus en plus douces, de plus en plus souples, de plus en plus grises.

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